An 13. Ma naissance. L'après guerre. Après le deuil des morts de mon peuple, la reconstruction, la repopulation. Deux êtres, un poisson rouge, une carpe Koï. Tous les deux avec leurs cicatrices, leurs peurs, leurs incertitudes. Une nageoire un moins ? Un bras, un œil ? Peu importe. Là, je suis née. Et je suis vierge de tout impact, inconsciente de tout sauf de la chaleur, de l'eau, et de l'amour que l'on m'offre. J'ai des écailles dessus mon corps. Et mon prénom est assez vite choisi.
« Regarde, mon amour, c'est de moi qu'elle tient. C'est une carpe koï. Alors appelons-là Koï. »Je pense que ça avait faire beaucoup rire mon père . Mais la période, leur période était à la joie. J'étais leur enfant. J'étais en bonne santé. Et en plus, j'étais un petit poisson. Leur petit poisson. Avec des petites écailles sur le corps, et un regard un peu ailleurs.
An 14.
Je fête mes un an. Les gazouillis, les rires et le regard, curieux, avide du monde qui m'entoure. Ma mère entre dans l'ordre de Rika. Elle aussi est curieuse de tout. Mon père, lui, se rapproche de la gestion des nouveaux transports, des routes, juste histoire d'éviter les accidents. Il aime bien, ça lui permet d'être utile. Ma mère m'emmène souvent au temple. Je découvre le monde. L'impression de vivre dans un cocon, une bulle, de l'eau, de la chaleur et beaucoup d'amour. Et les animaux. Si différents les uns, les autres. Ceux qui sont nous. Ceux qui sont des animaux.
An 18. Je fête mes cinq ans. Je suis toujours ouverte au monde qui m'entoure. C'est vivant, et j'attire les faveurs des prêtresses. Elles jouent parfois avec moi, mais elles restent attachées à leur quête de savoir. Pour le petit enfant en devenir que je suis, c'est une grande famille. Mes écailles sont sensibles à l'eau, mes parents y sont habitués, aussi, il m'arrive de passer une journée entière dans un bassin attenant au temple. J'apprends à nager, c'est inné. Apparemment, je prends beaucoup de plaisir. Alors j'y retourne souvent. Mais, parfois, je m'échappe pour découvrir, encore. J'apprends des mots, toujours plus. Et je m'oublie, parfois, à la contemplation des rayonnages ; je reste sage et ne les abîme pas.
An 23.Je fête mes dix ans. Tout va bien. J'apprends toujours de nouveaux mots. Je les lis. Avec maman, c'est ça, être précoce ? Papa, je n'aime pas trop le bruit de son travail, mais j'aime son rire. Je suis tête en l'air, ça commence à être flagrant. Mais futée aussi. Ouverte. Je me sauve de plus en plus souvent. Je n'ai pas compris que mes écailles étaient pour l'eau. J'essaie de voler, je monte en haut à une des échelles de la bibliothèque du temple et je tombe, me blessant, mon os casse, mon bras. Je ne cris pas, j'attends, comme un poisson hors de l'eau, de l'aide.On est venu m'aider. J'ai fini dans mon bocal plusieurs jours. Je m'y sens mieux certes.
♦♥♦
Mais j'aurais aimé avoir des ailes.
Les années se sont écoulées, les unes après les autres, comme un collier de perles trop bariolées. Je n'ai plus cherché à voler. Ce n'est pas l'envie qui me manquait, juste les capacités. Alors, à la place, je me suis vouée corps et âme au temple. Mon écriture en est devenue fluide et j'apprenais chaque livre, ou du moins, j'essayais. A défaut de traverser les cieux, je traversais les âges, notre monde à portée de regard. Je n'étais plus vraiment là, quand bien même, une fois par semaine, je me forçais à enseigner. Je crois que sans ça, je me serais complétement renfermée. Je serais devenue comme certaines des autres, innaccessible, accariatre et... non. Je ne m'en sentais pas capable. J'avais envie de vivre. De découvrir, encore.
J'étais ailleurs, je voyageais d'histoire en histoire alors qu'elle continuait à se créer, à s'écrire. Micaela Esperanzo. Hakon Krikson III. Les noms. Les lieux aussi. Les humains qui affluent sur l'île. L'esclavage. Tentant, envoûtant. Parfois, j'aimerais tester ce que je lis. L'envie se presse à moi. M'enlace. Je joue avec et la repousse encore et encore. Je n'ai que 25 ans. Je suis prétresse. Ma mère est partie, elle. Elle a décidé d'aller directement à la source du savoir. Découvrir chaque plante en l'occurence, pour elle, ainsi que chaque point d'eau. Mon père est décédé, je pense que ce fut ça, son déclic. Un accident de la route, c'est idiot, non? Je crois que ça m'a rendu triste. Mais j'ai une conscience aïgue de la vie et de la mort. Et j'avais un travail à finir ce jour là. Important, je crois. Je l'ai fini, je crois. Mais l'oiseau, dans le cyprés, était tellement beau.
J'ai des rêves. Je veux voler.
Je monte.
Je monte toujours plus haut.
Les étagères sont hautes. Pleine de livres. Chaque jours un peu plus de connaissances. C'est ça, s'envoler?
J'ai trente ans. An 43. Beaucoup de bruit dans le monde des humains, après le notre. Je consigne tout. J'imagine l'avenir. Il y une femme qui habite proche du temple. Elle a deux magnifiques ailes.
« Tu m'as parlé ? »Je la regarde, un livre à la main, en haut de cette échelle.
« Rien... je ne t'ai rien dis. »
« Ah... J'aurais cru. »Je range le livre, lentement, et me demande si je devrais... l'inviter. Lui demander si ça lui dirait, de se retrouve au bord du bassin.
« J'accepterais, tu sais, »Je la regarde, les yeux ronds, et je fronce les sourcils. Je crois que c'est la première fois que ma télépathie se déclare. Il n'y en a eu qu'une seconde, je crois. Il est difficile de faire le tri de ce que l'on a dit où pensé, entendu ou reçu.
J'étais avec mes mots encore. Je triais tout. Et l'une de mes pairs... m'agaçait royalement. Elle me demandais où se trouvait telle information, quel livre... Et je l'ai sentis. Je lui ai envoyé une image. De moi. Se rendant à la bonne allée, le bon rayonnage. Et la couverture du livre. La page. Et elle n'avait pas tiqué. C'était une manifestation commune, dans ce monde ou rien ne l'est. Je n'ai plus revue la femme aux ailes. J'avais trop peur. De ne pas me contrôler. Je devrais trouver... sur qui m’exercer. Demander de l'aide.
J'ai trente-sept ans.
Aujourd'hui, je me sens bien. Je n'ai toujours pas demandé de l'aide. Je « fuis » parfois. C'est étrange. Mais mon entourage s'y est habitué. Je m'abstiens de toute autre relation. Fouiller dans la tête des gens où les laisser fouiller dans la mienne, trop peu pour moi.
Mais je me suis décidée à m'aider moi même, de trouver une accroche. J'ai toujours envie de voler aussi. Et j'aime le bassin. Je crois que... j'ai oublié un mot dans le livre. Il faudrait que... je l'ajoute. Je vais vous laisser. Je dois aussi aller trouver un esclave. Et dormir. Mais avant tout. Ce mot.
« Koï ! »
« Oui ? »
« Tu viens manger avec nous dans une heure ? »« Evidemment. »J'ai parfois des doutes à être une simple carpe. Et si j'étais juste... une anguille ? Qui se faufile. Vous voulez que je vous apprenne le monde ?