An -12 (Demeure de Nagato Kakon, Mois de Kage, Semaine 1
Les jambes écartées, Aoba se tordait de douleur. Elle avait l'impression de laisser sortir toutes ses entrailles et elle n'était pas loin du compte. Les prêtresses l'avaient prévenu qu'enfanter serait une épreuve, mais elle n'avait jamais imaginé connaître telle souffrance. Le front moite et les doigts accrochés à quelques draps sombres, un chiffon lui cinglait la bouche pour qu'elle retienne ses cris.
Après tout personne ne devait savoir, ni entendre, pas même supposer la naissance. À côté d'Aoba se tenait une humble sage-femme, austère et distante, impressionnante dans son bel habit blanc.
L'ainoko ne connaissait même pas son nom. Les sourcils froncés, elle serra les dents , étouffa un nouveau hurlement et poussa, priant pour que son bébé sorte et cesse de l'écarteler ainsi. La sage-femme se pencha et tapota son visage, sa paume glacée contre sa peau brûlante, incendiée par la fièvre. Elle entendit celle-ci lui chuchoter quelques encouragements quasi inaudibles.
Cela détendit légèrement Aoba. Il s'agissait après tout de son premier enfant et elle avait peur, terriblement peur de mal faire. A cela s'ajoutait qu'elle se sentait fatiguée, crasseuse, l'entrecuisse poisseuse, tout simplement sale dans sa robe de chambre trempée. On n'avait pas pris soin de lui apporter un rechange, pourquoi l'aurait-on fait ? Elle n'était qu'une petite asservie, de luxe, peut-être, mais quand même une esclave, la concubine du maître de maison de surcroît. Il était déjà scandaleux qu'elle porte son enfant, il ne manquerait plus qu'on la traite bien.
Soudainement, elle sentit comme un déchirement et mordit très fort, jusqu'à deviner le goût métallique du sang dans sa bouche et le sentir envahir la pièce. Le médecin, les mains entre ses cuisses, était silencieux et méthodique, odieusement froid à son égard. C'était presque à se demander s'il n'avait pas envie que la patiente et son nourrisson ne meurent, car le petit qui était à naître n'était pas le bienvenu sur cette Terre et encore moins en ce lieu et ces circonstances compliquées. Pourtant des angoisses d'Aoba il ne fut rien et une minute plus tard, elle le sentit enfin quitter son corps. Elle s'écroula sur le matelas dur, soufflante, exténuée, épuisée. Puis dans la pièce résonna un pleur et le bonheur d'Aoba fut complet. Elle bégaya et tendit instinctivement les bras en direction du médecin qui essuyait déjà sa progéniture et l'examinait sous tous les angles possibles et inimaginables. Y avait-il un problème ? Son bébé n'était-il pas en bonne santé ? Il avait pourtant crié si fort. Le médecin releva brusquement la tête et sortit de la pièce, emportant le bébé drapé dans un morceau de tissu désuet.
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Attendez, où allez vous ? -supplia-t-elle, désespérée de ne pas pouvoir tenir son tendre trésor contre elle.-
La sage femme vint poser une main rassurante sur son épaule.
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Il vous la ramène, tout de suite. Mais pour l'instant reposez-vous. Aoba n'était pas d'accord, elle voulait récupérer son enfant ! Sauf qu'elle était bien trop fatiguée pour se battre ou contester. La jeune mère n'avait pas la force, ni l'autorité nécessaire pour exiger qu'on lui redonne ce qui lui revenait de droit, le fruit de son corps démuni. Elle secoua la tête, mais accepta qu'on la couche et qu'on la lave. Elle n'avait de toute façon pas le choix.
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Un peu plus loin, le médecin continuait son chemin jusqu'à la chambre de Nagato Kakon. Ce dernier l'avait désigné personnellement pour cette affaire. Il jeta un coup d'oeil au bébé coincé dans son bras, gazouillant et innocent, le fixant de ses grands yeux perles. Il eut un frémissement et rabattit violemment le drap sur la tête du nourrisson. La vérité, c'est qu'il se sentait coupable d'arracher cet enfant à sa mère surtout pour le remettre aux griffes d'un rapace de mauvaise augure. Toutefois il était faible, lâche et peureux, certainement pas assez valeureux pour affronter le courroux de son chef. Il n'était qu'un humble membre de la seconde branche désigné au hasard parce qu'il avait des connaissances en la matière. Il déglutit et remercia Taïsha d'avoir donné à la petite des gênes de grand corbeau, car il en avait fallu de peu pour qu'elle ne soit comme sa mère : un répugnant serpent. Et si ça avait été le cas il aurait dû s'en débarrasser au détriment de ses promesses devant les dieux.
Enfin il entrevit le fabuleux décor de l'épaisse porte en bois de cèdre. Elle était imposante et assez large pour accueillir une carrure d'envergure. Face à elle, il se sentait petit, tétanisé par l'incroyable gravure de corbeau qui en paraît le fond. Il tapa trois fois, puis attendit, et encore deux fois, avec un écart très précis de quinze secondes entre chaque coup. Les minutes s’égrainèrent lentes pour lui qui ne souhaitait que s'enfuir, il avait encore la mère à veiller et sa femme qui l'attendait dans leur nichoir. Le battant céda heureusement la place à un homme. Il le dévisagea de son unique œil et lui tendit une bourse. Le médecin s'empressa de la prendre et se déchargea de son paquet sans un regard de plus. On avait acheté son silence, il n'avait plus qu'à partir.
Kiya Meiroo referma la porte. Il n'était pas là par gaieté de cœur, pas plus que par devoir ou amitié. Non, s'il était présent, c'était sous la contrainte et la menace, le prix d'une dette impayée qu'on lui demandait aujourd'hui de rembourser. Avec hésitation il écarta un pan du vêtement qui couvrait la tête de ce qui s'avéra être une jolie petite fille. Elle le dévora de ses iris limpides, moins gris que l'orage, mais plus sombres que la lune. Pour un ainoko qui venait de naître elle était étrangement silencieuse, ce qui étonna le Meiroo. Il était persuadé que les nourrissons passaient leur temps à hurler, dormir ou manger. Il n'avait jamais eu l'instinct très paternel et ce qu'il connaissait des bébés se résumait à un apprentissage purement théorique, soit beaucoup de bouquins et aucune pratique. Il vint toucher le nez de la petite du bout de la griffe et retint un léger sourire lorsqu'elle s'en saisit. Tellement adorable, songea-t-il. Il aurait suffi d'un rien pour la tuer. Le bébé s'agita et Kiya sentit dans sa paume frotter deux excroissances qui ne pouvaient mentir sur son ascendance.
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Si tu as fini de jouer, on pourrait peut-être en revenir à notre sujet de discussion ?La voix était sobre et cinglante et Kiya se redressa, extrêmement raide. Le renard se retourna ses mains tendres sur le corps du bébé qu'il emmitoufla dans sa cape pour mieux le tenir au chaud, à l'abri des grands courants glacés qui traversaient l'immense pièce au plafond haut. Assis à son bureau, Nagato ne lui adressa pas un regard plongé dans la rédaction d'une missive. La plume cessa bientôt de gratter sur le parchemin et il termina de sceller l'enveloppe de son plus beau cachet de cire.
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Vous ne voulez pas la prendre dans vos bras ? -tenta-Kiya, mais Nagato ignora sa remarque.-
Il se leva, impérieux et vint lui claquer la lettre dans le torse.
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Je ne t'ai pas confié cet enfant pour que tu le dorlotes. Tu sais ce que tu as à faire. Je te rappellerai quand j'aurai pris une vraie décision le concernant. Kiya soupira intérieurement. Finir au service de Nagato Kakon -non seulement d'être une honte- était un calvaire quotidien. Il ne pouvait cependant rien dire et rien faire quand celui-ci détenait l'avenir et la liberté de son ancienne fiancée entre ses doigts. Il se souvint de celle-ci et de son visage tordu par la peur, ses mains baignantes dans la plaie béante d'un corps sans vie. Le cœur de Kiya se serra. Au moins elle était désormais en sécurité, loin d'ici et mariée à un autre, qui, il l'espérait, la rendait plus heureuse. La savoir en sécurité suffisait à son bonheur et faisait qu'il n'avait jamais regretté d'avoir accepté le marché de Nagato. Sans le concours de ce dernier l'affaire n'aurait pas été étouffée et sa femme n'aurait pas échappé à l'asservissement. La honte l'aurait conduite au suicide. Heureusement, dans son malheur celle-ci avait tué un Kakon de seconde main, un être dont le grand chef corbeau ne se souciait guère. Il avait donc préféré passer un accord profitable à ses affaires plutôt que venger l'honneur d'un des siens. Mais quoi de plus normal ? Puisque Nagato avait une pierre à la place du cœur.
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Bien Sir Kakon, mais....quel nom dois-je lui donner ?Le grand corbeau chassa sa question d'un revers de main.
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Je laisse ça à ton bon goût. Vous, les Meiroo, êtes-doués pour la parlote non ? Trouve-lui quelque chose qui sonne bien à tes oreilles de poète. Kiya s'inclina poliment et sortit, congédié dans la seconde qui suivit. Alors qu'il quittait le manoir pour gagner sa demeure, il se remit à observer l'enfant désormais endormie. Un rayon de lune vint éclairer son visage et la baigna dans sa lumière. Face à cela son vieux cœur sombra dans sa poitrine et il tomba instantanément amoureux de ce petit être fragile.
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Tenkei, tu es comme un don du ciel. An -2, Demeure des Kakon, Mois de Motenashi, Semaine 3
Tenkei marchait dans le couloir près de Kiya. Comme d'habitude, celui-ci était austère et de peu de mots. Il ne parlait jamais pour rien dire et se montrait souvent sévère. Très tôt, il lui avait confié ne vouloir d'elle aucune affection particulière. Il n'était pas son père, juste un tuteur et elle lui devait le respect dû aux professeurs. Pour Tenkei s'était néanmoins une tâche difficile, car le Meiroo était le seul être qu'elle n'ait jamais vraiment fréquenté en dehors de Fujimi, une femme qui semblait la connaître depuis avant même sa naissance. Elle la trouvait terriblement séduisante d'ailleurs, tout en couleur et en douceur, mais avec un caractère bien trempé qu'elle admirait grandement. C'était toujours un plaisir de la rencontrer, elle regrettait juste ne jamais avoir le temps de le faire quand le renard la trainait de force à la demeure Kakon.
A vivre auprès de Kiya, Tenkei recevait une éducation très riche. Il avait commencé par parfaire sa maîtrise des langues, puis de la politique sous la demande de Fujimi. L'histoire et la géographie avaient également été à son programme et Kiya ne lésinait pas sur les heures d'apprentissage. Il faisait un enseignant extrêmement intelligent, mais aussi particulièrement exigeant. Elle l'aimait cependant, parce que sa voix était douce et mielleuse, aussi agréable à écouter que le chant d'un oiseau. Elle regrettait juste qu'il ne parle jamais de sa famille, ni de son histoire. Cela lui donnait la sensation d'être très seule, enfermée dans une bulle au creux de laquelle on ne l'autorisait pas à se socialiser. Cette tendance qu'on avait à l'isoler du monde ne faisait qu'empirer avec le temps et elle ne le supportait plus. Les tests que Kiya lui imposait étaient parfois si ardus qu'elle en faisait de longues migraines. A cela s'ajoutait un entraînement physique quotidien qui lui donnait crampes et vomissures.
On l'avait cependant prévenu qu'elle verrait son rythme drastiquement augmenter dans les mois à venir et elle avait peur de ne plus tenir. En comparaison d'Hayete et Aido, elle se trouvait pour l'instant faible, moins efficace et moins déterminée. Ils étaient les seuls enfants qu'elle fréquentait, mais elle n'osait pas spécialement leur parler. Elle ne savait juste pas comment faire.
La petite ainoko dressa l'oreille quant à son passage quelques servantes de la maison se mirent à murmurer. Cela arrivait de plus en plus ces derniers temps, elle se demandait souvent pourquoi, mais Kiya n'était pas enclin à répondre. Il attendait d'elle qu'elle se taise et écoute. Elle devait obéir, pas se montrer curieuse.
Ils arrivèrent bientôt au bureau de « cet homme » et Tenkei pinça les lèvres. Kiya vérifia que sa robe était bien propre et qu'aucune mèche ne dépassait de son chignon. Il était toujours très précautionneux quand ils allaient le voir. Il toqua ensuite et l'invita à la suivre, ce que Tenkei fit en traînant volontairement des pieds. Elle n'aimait pas venir ici, chaque fois qu'elle devait le faire, c'était à contre-coeur.
En face, se tenait un individu que Tenkei n'avait jamais réussi à placer. Pour faire court, elle ne le supportait pas. Elle haïssait la lueur qui brillait dans son regard et par-dessus-tout, elle exécrait la ressemblance qu'elle se trouvait à lui. Parce que Tenkei n'était pas dupe, les yeux gris anthracite qui la dévoraient du regard étaient bien trop proches des siens pour que tout ceci ne soit qu'une coïncidence.
Les rencontres, les échanges de lettres et ce visage émacié dont elle se retrouvait le front et le nez la hantaient depuis ses plus jeunes semaines. Sauf qu'il n'avait jamais rien avoué, jamais rien confirmé. A croire qu'elle était impropre ou indigne d'être sa fille. Rien que l'idée la faisait frémir de rage. Et le sempiternel silence de Kiya ou Fujimi à cet égard ne l'aidait pas à comprendre. Elle ne pouvait donc que s'indigner d'être constamment abandonnée à l'ignorance.
Tenkei fronça les sourcils, mais ne broncha pas quand Nagato vint la prendre par le menton. Dans sa supériorité surfaite, il ne disait jamais ni bonjour, ni au revoir, pas même merci. Il se contentait de tester ses connaissances, puis de lui faire débarrasser le plancher comme à un mal propre. Fut un temps elle en avait le cœur serré, désormais elle était juste amère.
Elle vit Kiya s'incliner et se préparer à sortir avant d'être interrompu par son père, ce qui la surprit. Normalement, le Kakon congédiait toujours Kiya avant de passer plusieurs minutes à l'interroger sur divers sujets. Elle avait toujours pensé qu'il s'amusait à tirer sur ses cordes sensibles d'ailleurs, tentant de l'irriter avec des propos désagréables pour mieux jauger de sa docilité.
Un « pauvre con ! » lui taquina dangereusement la langue, alors qu'il donnait l'habituelle lettre à Kiya. Le renard paraissait lui aussi suspicieux, mais ne posa pas de questions, sans doute à cause de sa présence. Sa main griffue vint se poser sur son épaule qu'il serra pour l'enjoindre à le suivre. Cet après-midi-là, ils repartirent comme ils étaient venus.
An 00, Demeure de Kiya Meiroo, Mois de Kage, Semaine 1
Tenkei courait dans la rue. La nuit tombait, elle était en retard. Ce soir, c'était son anniversaire et Kiya lui avait promis de préparer quelque chose si elle se sentait d'allait faire les courses. En dépit de ses airs froids et bourrus Kiya avait toujours fêté le jour de sa naissance. Ce n'était jamais plus qu'un petit plat préparé par ses soins, mais c'était beaucoup pour Tenkei.
Depuis quelque temps, elle avait remarqué que le renard était ailleurs. Il semblait toujours sur le qui-vive et elle l'avait déjà surpris à la fenêtre, guettant la rue d'en bas comme s'il s'attendait à ce que quelqu'un vienne. Mais elle n'interrogeait point l'érudit renard, elle savait que cela ne servait à rien. Il ne se confierait pas.
Le petit portique de la maison en vue, elle sauta par-dessus la barrière, ses ailes dépliées dans son dos la portant souplement jusqu'au palier. Elle rigola un peu et posa sa main sur la porte qui s'ouvrit sans qu'elle ne soit à tourner. Tenkei s'arrêta de rire. Elle était pourtant sûre d'avoir fermé à clefs...
L'ainoko déglutit et s'empara d'un petit couteau qu'elle gardait toujours contre sa cuisse pour s'assurer une sécurité basique. Récemment tout le monde semblait s'agiter en raison d'une série de vols inexpliqués et Tenkei s'imaginait déjà en tête à tête avec un cambrioleur.
Le teint pâle, la jeune fille quitta ses chaussures et pénétra dans la maisonnée plus silencieuse et discrète qu'une souris. A l'intérieur, il régnait une étrange odeur. Une senteur putride qui lui prit tout de suite la gorge.
Le cœur battant, Tenkei parcourut le salon et la cuisine. Tout semblait normal, mais il était trop tôt pour se détendre. Kiya lui avait dit de ne jamais baisser sa garde et elle comptait suivre son conseil. Au-dessus le plancher craqua légèrement, elle leva la tête, alerte, et tourna sur elle-même avec crainte.
Tremblante, Tenkei suivit le chemin qui menait aux chambres du haut. Elle repéra immédiatement celle du bureau de Kiya, légèrement entrouverte.
Elle entendit le bruissement des feuilles au loin signe que la fenêtre devait être ouverte, ce qui était tout aussi bizarre que le reste, car Kiya n'ouvrait jamais la vitre de son bureau.
Les doigts moites sur son couteau, elle s'avança doucement, lentement, et arrivait derrière la porte,la poussa d'un coup son couteau brandi dans le vide ! Dans le vide... Il n'y avait donc personne ? Tenkei sentit l'angoisse grimper, irrépréssible.
Floc...-
Ugh ?La corbeau n'osa pas baisser les yeux tout de suite, mais le sentit sous ses pieds, le bois du parterre spongieux, humide, trempé. Et elle se mit à hurler avant même de le voir.
-
Kiya !!! Tenkei s'écroula la gorge nouée de sanglots sur son corps démembré. Elle hoqueta, se mit à suffoquer. Taïsha, elle n'avait jamais eu aussi mal. Sa main tremblante se tendit devant le visage de Kiya qu'elle essuya fébrilement. Très vite ses jambes et ses vêtements s'imbibèrent d'hémoglobine. C'était un carnage, il y en avait partout.
Elle tenta de le secouer en vain. Elle essaya même de le soigner, remettant ses intestins dans son estomac, bouchant de ses doigts le trou béant dans sa gorge. Bien sûr, rien n'y faisait et elle ne pouvait que sangloter. C'était impossible, impossible. Il ne pouvait pas être mort. Il ne pouvait pas.
L'ainoko enfouit sa tête contre son torse à la recherche d'un battement de cœur qui n'existait plus. Elle s'énerva, elle cria. Elle le cogna, lui tapa dessus sans succès. Et quand après plusieurs heures, il eut fini de se vider par terre, elle n'eut plus de larmes à verser. Elle n'en aurait plus jamais.
Alors que Tenkei tournait en rond dans la chambre et s'emparait d'une couverture pour couvrir Kiya, ses yeux attrapèrent un papier froissé dans le creux du poing de son cadavre. Avec le choc elle ne l'avait pas remarqué. Elle essuya vivement ses paumes dans la couette et sur sa robe blanche, puis se pencha pour desserrer ses phalanges glacées. Elle défroissa la missive, vierge. Elle haussa un sourcil. Pourquoi Kiya aurait-il tenu si fort à protéger un papier sans mots ? Son esprit embrumé mit plusieurs minutes à réaliser le stratagème employé, mais quand il le percuta se fut comme un déclic. Tenkei descendit en trombe à la cuisine et alluma une bougie. Envahie de spasmes, elle avait du mal à tenir le parchemin près de la flamme chaude.
Tenkei,
Si tu lis cette lettre, sache que je suis désolé de t'abandonner ainsi.
Il est cependant temps pour moi de partir.
Reste tranquillement à la maison, Fujimi ne va pas tarder à venir te chercher. A l'heure où je t'écris elle doit déjà être en route et te conduira à son fiancé, ton père.
Je pense que tu sais de qui je parle. Il y a deux semaines celui-ci à réclamer à te récupérer et il n'était pas en mon pouvoir de protester.
Tenkei, je te connais, je sais que tu es en colère et que tu dois m'en vouloir. Je ne te demanderai pas de me pardonner, mais je te supplie d'obéir.
Si tu veux vivre Tenkei, suis les ordres de ton père à la lettre car il n'aura pas de pitié pour toi.
Prend ses mensonges, prend ses ordres, prend son éducation et prend tout ce qu'il t'offre.
Il a plus à te donner que tu ne pourrais l'imaginer.
Deviens forte Tenkei ! Et quoi qu'il arrive ne meurt pas.
Ton éternel ami,
Kiya.An 16, Jardin, Mois d'Igaku, Semaine 1
Tenkei termina d'enfuir le corps du chat qu'elle avait trouvé déchiqueté dans la rue. L'oeuvre d'un charognard. Ses doigts caressèrent la fourrure ensanglantée une ultime fois et bien que ses yeux n'exprimèrent rien, son geste se fit délicat. Elle le posa dans le creux de terre comme un trésor et referma le trou. Une bise chaude caressa sa joue. Avec l'été venait la fin de son entraînement et le début d'une longue marche vers la vengeance.
Depuis qu'elle avait perdu Kiya, Tenkei avait changé. La haine avait dévoré son cœur qui n'était plus qu'un semblant de noyau desséché et dur. Avec son retour à la demeure l'entraînement s'était intensifié, les intentions de Nagato clarifiées. Elle avait compris qu'elle n'était qu'une bâtarde, une personne destinée à lui servir de seconde main pour quand il en aurait besoin. Cela l'avait changé, elle avait tenu rancune à sa famille et au monde. Elle n'avait donc pas spécialement tenté de se rapprocher d'Aido ou d'Hayete, même si cette dernière avait réussi à passer certaines de ses barrières.
L'ainoko s'assit au sol. Hayete était plus contrôlée, dotée d'un sang-froid qu'importent ses efforts, elle n'obtenait pas. Elle était sauvage et indocile recevant chaque ordre la mâchoire serrée à se la briser. Ce n'était pas facile de ravaler, elle n'y parvenait pas. Tenkei était trop fougueuse, pleine d'une violence qui ne demandait qu'à sortir alors pour contenir cette rage, elle s'enfuyait la nuit et allait s'épuiser parfois dans les draps d'un inconnu, parfois à courir. Elle griffait, mordait, mettait à sac sa chambre et il fallait toujours qu'Hayete passe ramasser les pots cassés.
Et Tenkei fomentait en silence ses plans de rébellion. Elle ne serait pas l'éternelle poupée docile, le genre de femme qu'on fait taire par les menaces et la peur. Aussi irrespectueux fut-il de le penser, elle refusait de terminer sa vie comme Kiya. Assassiné après avoir servi loyalement un enfoiré. Elle vivrait pour elle et dans la richesse, entourée de quelques méritants de son choix. Elle referait le clan Kakon de fond en comble, elle le traînerait au-devant de la scène. Elle deviendrait quelqu'un qu'on n'oublie pas, qu'on respecte et qu'on craint. Elle serait l'épine dans le pied de Nagato, celle qui le conduirait à sa perte.
An 38, Lieu Inconnu, Mois de Kage, Semaine 1
Un bien-être maladif envahie Tenkei alors qu'elle terminait de séparer la tête du corps de Nagato. Le regard sombre, elle donna un violent coup de pied dans celle-ci. Le crâne émit un craquement désagréable et vola jusqu'à la rivière.
« Tant mieux, qu'il se fasse bouffer par les poissons. Quoi que même eux il les infectera. » D'un pas tranquille, les narines encore frémissantes de plaisir, elle essuya avec dégoût son arme sur le vêtement noirci de boue du corbeau. Enfin, enfin,
enfin... Elle avait accompli sa vengeance. Rien que d'y penser, elle en était à la limite de l'orgasme. Elle avait pu expier ses multiples années de presque « asservissement », ses douleurs et son mal-être.
Néanmoins une inexplicable rancoeur entravait encore sa gorge.
La satisfaction d'avoir réduit son père à néant n'effaçait pas complètement ce grondement sourd au creux de sa poitrine. Elle mit cela sur le compte d'un travail qui n'était pas complet. Tuer Nagato était une chose, s'emparer du clan Kakon était une autre. Elle pouvait heureusement compter sur l'appui de Rengu, cette grande femme qu'elle avait perdu l'habitude d'appeler Fujimi. Il faut dire que Tenkei lui préférait son nom de prêtresse, il sciait mieux à sa silhouette. Tenkei se redressa et jeta l'arme sur la vielle carcasse de son défunt géniteur. Elle l'avait littéralement défiguré, pire qu'un chacal, coupant ses membres, broyant ses reins et déchirant ses intestins. Elle garderait de ce combat une belle cicatrice d'ailleurs, car le bougre ne l'avait pas loupé et sa hanche gauche avait bien saigné.
Tandis qu'elle s'éloignait sans un regard pour la dépouille, elle se demanda si Rengu et Hayete l'attendaient déjà comme convenu et si Aido, lui aussi, serait présent pour entendre la nouvelle. Aido qui avait rendu tout cela possible. Quand son frère s'était enfui, Tenkei n'avait pas cherché à le retrouver. Elle ne s'était jamais soucié de lui plus que nécessaire et l'affection qu'il lui témoignait était tout aussi lâche alors il ne l'avait jamais contacté. Celle qui lui avait appris son retour s'était Rengu, toujours Rengu car elle mettait le nez dans toutes les affaires du clan. Mais même sans son concours Tenkei n'aurait pas tardé à savoir puisque Aido s'était décidé à faire un massacre. Il avait éliminé plusieurs membres du clan. La corbeau en frissonnait encore quand elle repensait à tous ses meurtres commis d'une main d'expert. Des trois, Aido était incontestablement devenu le plus fort, un fait qu'elle ne reconnaîtrait néanmoins jamais devant lui.
Dans les mois qui suivirent son retour, Rengu était venu trouver Tenkei pour lui parler de la situation. Elle pensait que Nagato était fou, qu'il avait perdu la raison et qu'il n'était plus apte à gouverner le clan. Une déclaration qui fit aigrement rire Tenkei.
C'était maintenant qu'elle s'en rendait compte ? -pensait-elle.- Depuis ce jour, la grande prêtresse avait perdu un peu de sa superbe aux yeux de la jeune fille. Elle l'admirait, mais ne la croyait plus sur parole.
Tenkei jeta plusieurs bijoux au pieds d'un inconnu qui attendait en contrebas de la colline.
Son capuchon jetée sur sa tête alors qu'elle prenait son envol, elle murmura :
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N'en laissait rien. An 38, Mois de Kage, Semaine 1
Tenkei gagna le confort de sa belle chambre dans sa nouvelle demeure. Elle revenait d'un enterrement qu'elle avait du faire grand et impérieux, mais surtout à contre-coeur.
Enterrer Nagato avec honneur, jamais cela ne lui serait venu à l'esprit. Elle avait accepté de le faire uniquement pour assurer sa prise de pouvoirs, mais elle insupportait l'idée qu'on puisse avoir considéré l'homme comme admirable car il fallait être fou pour avoir aimé Nagato. Ce n'était qu'un monstre.
Tenkei s'assit au coin du feu qui brûlait dans l'âtre. Les flammes léchaient ses plumes frémissantes et les séchaient pour son plus grand plaisir. Elle avait encore du mal à réaliser qu'elle était officiellement la chef du Clan Kakon, comme elle avait du mal à réaliser que depuis la mort de Kiya, 40 ans s'étaient déjà écoulés. Ces années d'enfer semblaient avoir brusquement disparu, comme effacées d'un simple battement de cils. Maintenant qu'elle était à la tête du clan que devait-elle faire ? Par quoi devait-elle commencer ? Bien qu'elle ne doutait pas que les jours à venir seraient chargés, un inexplicable vide l'envahissait. Tenkei était perdue. Quoi de normal pour quelqu'un qui avait passé tant de temps à haïr.
L'ainoko se demanda dans un même temps si prendre un asservi serait un choix judicieux. Rengu l'enhardissait à le faire, mais pour sa part elle n'était pas certaine de vouloir d'un esclave. Elle n'oubliait pas d'où elle venait, ni comment elle était née. La jeune femme tendit les mains en direction de l'âtre, pensive.
« Je reconnaitrais, tous mes enfants...tous ». Au-dehors on toqua à la porte et Tenkei se releva surprise de trouver Hayete sur son palier. Elle haussa un sourcil, mais la fit entrer. Ce soir-là les deux femmes ne se quittèrent pas.
An 50, Présent
Tenkei se regarda dans le miroir. Une pièce de toute beauté cintrait sa taille. Fabriquée dans une soie de première qualité, échancrée sur les cuisses et les seins, la robe en révélait presque trop, mais pas assez, épousant gracieusement ses courbes pulpeuses et marquant la délicatesse de ses hanches. D'un noir d'ébène elle sciait divinement à son teint de neige et en soulignait la bluffante pâleur. A l'intérieur Tenkei se sentait puissante et belle, magnifique. L'ainoko étouffa une rougeur dans le creux de sa main. Elle n'avait jamais reçu plus jolie offrande et c'était la première fois qu'elle s'aimait autant.
Se montrer coquette et prendre soin de son apparence, c'était des actes qui lui avaient été pendant longtemps étrangers. En effet, à sa prise de pouvoirs, Tenkei était plus homme que femme, guerrière que maîtresse. Oh bien sûr, elle faisait attention à sa santé car un assassin se devait d'être une machine toujours bien huilé, mais plaire d'un regard, séduire d'un geste, c'était une éducation qu'elle n'avait reçu que récemment et dont elle récoltait à peine les fruits maintenant.
Elle termina d'ajuster un joli bracelet d'argent massif à son bras et descendit en direction des balcons après s'être cachée dans un manteau de peau chaude, histoire de garder un peu de chaleur le temps d'atteindre le manoir Sengetsu. Les discussions du soir ne s'annonçaient pas de tout repos et Tenkei en avait déjà la migraine. Heureusement, elle pourrait compter sur la présence de sa fidèle Hayete et peut-être même celle inattendue de Rengu.
Avec la perte de contrôle des Kaijuu sur la situation, Tenkei comptait profiter de ce gala pour réaffirmer la place des Kakon au sein de Migoto. Elle ferait valoir son clan pour son efficacité et mettrait le pied dans le plat le plus subtilement possible : Il était temps qu'on leur donne plus à faire.
Les Kakon ne serait pas éternellement la seconde main du conseil.