Élupidio.
Il me suffit de penser à toi, à ton prénom, pour qu’une multitude d’émotions plus fortes les unes que les autres se réveillent en moi. Colère, affection, haine, doute, regret et de l’amour … beaucoup trop d’amour.
Je t’aime, je te l’ai dit, avoué, murmuré ou gémis de nombreuses fois entre les murs froids et humides de ma cellule. Tu étais certainement jeune et j’étais certainement trop vulnérable moi aussi pour avoir céder de cette façon. J’étais trop seul, trop meurtri et presque résigné. Tu étais toujours là, à me regarder, à poser ta main sur la mienne lorsque je serrais les dents en voyant les crimes se perpétuer sous mes yeux, à poser ta main sur mon coude pour m’aider à me relever après que la cruauté de ton père se soit abattue sur moi, à poser ta main sur ma nuque pour attirer mes lèvres jusqu’aux tiennes.
Je t’ai aimé avec tant de force.
Et pourtant je t’ai trahi.
Parce que ton amour n’a pas été capable de me faire oublier les horreurs perpétuées par ton grand-père et par ton père, les trop nombreux coups que j’avais reçu, mais surtout l’absence de compassion que je ne trouvais pas dans ton regard lorsque tu le posais sur les hommes et les femmes dont ta famille faisait le commerce.
Parce que je pensais être capable de pardonner, mais je n’ai pas été assez fort pour lutter contre les sombres sentiments qui sont nés en moi tout au long de mon calvaire.
Notre amour n’était tout simplement pas assez fort.
L’avant
Avant toi, avant l’asservissement et avant la guerre, j’ai eu une vie. Une vie que je peine parfois à me remémorer et que j’oubliais parfois entre les murs de ma prison.
J’ai vécu un peu plus de vingt ans sur Migoto dans cette ville si animée, qui s’épanouit sous le regard de Taïsha et de ses enfants. Une ville organisée par une dizaine de familles dites « principales » qui nous permettaient de vivre et de ne pas être découverts par les humains. Quand je dis nous, je parle des membres des familles principales et les familles secondaires, celles dont la présence influençait un peu moins le cours de la vie des Ainokos, mais qui n’étaient pas inutiles pour autant. Personne n’était inutile dans cette société en construction, tout le monde pouvait y trouver sa place.
Je suis né au sein de la discrète famille Hikyaku avec une fine paire d’ailes dans le dos et des oreilles pointues qui firent de moi un digne représentant de la lignée.
Je suis le fils de Lahela, l’unique enfant de cette chef qui a contribué à la postérité de notre famille en nous rendant utile, voir même indispensable, aux principales familles de l’île. Elle a profité de nos attributs, de notre ouïe généralement plus développée que la moyenne, de la rapidité et de la furtivité avec laquelle nous nous déplaçons pour faire de nous les messagers de l’île, mais surtout, pour les meilleurs d’entre nous, les espions des puissants.
Élevée par la meilleure d’entre tous, j’ai appris en l’observant dès mon plus jeune âge à étouffer mon excitation, à calmer les battements de mon cœur, à me faire discret … jusqu’à me faire oublier. J’ai appris à ouvrir bien grand mes oreilles déjà bien développées, à user de mon don pour entendre les paroles que l’on chuchotait et à retenir celles qui pouvaient se révéler intéressantes.
Certains diront que c’est dans les gènes, d’autres parleront de vocation ou alors de prédispositions divines, quoi qu’il en soit, enfant déjà, cela m’amusait d’écouter des conversations d’adultes et de les rapporter à ma mère.
Mais malgré mon statut de fils de chef de famille, ma mère ne me dispensa pas de l’activité principale de notre famille, de notre couverture : la distribution du courrier et des plis privés. Je n’étais pourtant pas le meilleur à cause de mes ailes insuffisamment développées pour me permettre de voler, mais je courrais vite et je trouvais toujours le mot gentil qui plaisait aux clients.
Ma mère a tenu à ce que je participe de cette activité que Kage nous avait confié pour participer au bon fonctionnement de notre société. Elle m’a entouré d’un amour fort et a compensé l’absence de ce père mort en se rendant dans la plus grande nation humaine en mission pour les plus grands de chez nous. Le lien qui m’unie à elle est très fort, car elle a su me construire des bases solides en me faisant voir le fonctionnement de notre société, en me faisait croire en nos divinités, en me faisant respecter notre peuple même les plus faibles … et en ne me faisant pas haïr les humains, ceux qui avaient tués mon père.
Elle a donné les notions de bien et de mal, elle a toujours pris du temps pour discuter avec moi des informations que j’entendais ici et là.
Elle a fait de moi l’homme juste que j’espère être aujourd’hui.
La guerre
Cependant malgré toutes ces bonnes notions que ma mère m’a inculqué, certaines que je ne suis parvenues à comprendre que bien plus tard, elle ne put rien faire contre cette dévotion envers mon peuple, cette volonté de vouloir bien faire et cette fougue qui me poussèrent à m’engager lorsque la guerre contre les nations humaines éclata.
Je n’étais pas un guerrier, j’étais rapide, je comprenais vite, mais je n’avais jamais appris à me battre, à rendre un coup reçu et je n’étais clairement pas de ceux qui aimait faire du mal aux autres. Bien au contraire, cela me répugnait, même si les humains n’étaient pas comme nous, ils restaient des êtres vivants, ceux qui nous avaient créés mais qui devaient comprendre qu’ils n’avaient pas tous les droits sur nous, et encore moins celui de nous détruire.
Je ne me rendis donc pas sur le territoire ennemi pour me battre avec mes poings, mais pour faire ce pour quoi Kage m’avait créé, pour être un soldat de l’ombre. J’avais découvert mon second don assez jeune, j’avais appris à le maîtriser suffisamment pour être capable en me concentrant avec force et en touchant quelqu’un savoir s’il disait vérité … ou pas. Et cette capacité fit de moi, avec les télépathes, un atout de choix pour nos dirigeants militaires.
Je m’approchais toujours très près des lignes ennemies pour les entendre discuter entre eux récupérant autant d’informations utiles que je le pouvais, les rapportant ensuite à mes supérieurs pour déjouer les stratégies et attaques surprises de notre adversaire. Je restais également à leur côté pour faire parler les humains capturés au cours de la journée et que l’amalgie rendait si faible que j’avais à peine à les toucher pour qu’ils avouent tout ce qu’ils savaient sur leurs plans de bataille.
Mais mon souhait de vouloir toujours en faire plus, pour faire cesser au plus vite cette guerre qui faisait beaucoup trop de morts, pour retourner aux côtés de cette mère qui avait déjà perdu son époux en mission, causa ma perte.
Une fois, je m’approchais trop près des lignes ennemies me mettant à leur portée.
Je fus capturé et une existence de souffrances ininterrompues débuta alors pour moi.
Ton grand-père
La guerre n’étant pas terminée, je devins un prisonnier de guerre.
Une créature sur laquelle les humains purent faire passer leur frustration lorsqu’ils comprirent que le dévouement qui m’animait envers mon peuple ne me ferait jamais parlé. Une créature qui leur ressemblait à peine, ma peau était trop sombre, j’étais beaucoup trop jeune pour mes cheveux argentés, mais surtout mes oreilles pointues et mes ailes un peu décharnées me faisaient perdre toute humanité à leurs yeux.
J’appris alors ce que signifiait avoir mal.
Mais on me garda en vie, espérant certainement que je pourrais servir de monnaie d’échange avant que la guerre ne prenne fin. Mais la défaite arriva rapidement créant un chaos certain au sein des survivants.
Les miens avaient remporté la victoire et venaient de celer mon destin. Soit on me tuait pour se venger, au risque d’attirer les foudres de la nouvelle espèce dominante, soit ils suivaient directement les ordres et ils me libéraient.
Je n’avais pas imaginé alors qu’un homme, l’un de ceux qui m’avait appris à avoir mal, un important général des îles d’Esmeralda, soit prêt à prendre le risque de devenir un hors-la-loi en me gardant à ses côtés pour user de mes dons afin de développer son commerce.
Cet homme Gualterio Aznar était issu d’une famille noble, d’où le poste important qu’il avait occupé durant la guerre et qui lui avait permis de rester éloigné des lignes de front. Il a graissé la patte de ceux qui avaient certifié que j’avais été relâché alors que je fus embarqué en direction des îles, de son domaine.
Cet homme possédait une île isolée dans l’archipel d’Esmeralda, Puerto Maria Luisa, héritage de sa famille, sur lequel se trouvait un château au niveau d’une presqu’île, avec des pontons pour permettre son commerce maritime.
Et cet homme voyait en moi une façon de faire fructifier son commerce en utilisant moi ouïe développée pour entendre les manigances des marins, en se servant de mon effet d’amalgie pour déstabiliser ceux qui essayaient de le rouler et surtout en usant mon autre don pour savoir si un matelot ou un commandant de navire cherchait à lui mentir.
Je fus enfermé dans une tour à l’extrémité de la presqu’île, assez loin du château pour que seulement quelques pièces soient privées de magie, assez loin pour que personne ne puisse s’aventurer par mégarde jusqu’à ma prison.
Les choses se mirent en place progressivement, il n’y avait qu’un domestique de désigner pour venir me nourrir une simple assiette de semoule. Gualterio avait besoin de prendre ses marques, de s’assurer que l’on ne me recherchait pas. J’appris bien plus tard qu’il avait fait tuer les deux hommes de l’armée qu’il avait payé pour qu’ils déclarent qu’ils m’avaient bien rendu ma liberté à la fin de la guerre. Ainsi même avec la paix qui venait de s’installer et les hommes que ma mère envoya à ma recherche, on ne parvint pas à remonter ma trace et je fus considéré comme l’une des nombreuses victimes de cette courte guerre.
Bien entendu, je n’avais rien d’un prisonnier idéal puisque je consacrais chaque instant de mon existence à essayer de planifier ma fuite. Je n’étais pas fait pour obéir sagement aux ordres d’un homme qui se croyait supérieur à moi à cause du simple fait que je n’étais pas fait comme lui. Je n’avais commis aucun crime qui justifiait mon asservissement .
Alors au bout de six mois compliqués d’affrontement, je parvins à quitter ma cellule en assommant le domestique chargé de m’apporter mes repas. Et je quittais ma tour en planant, bien incapable de demander plus d’efforts à mes ailes qui peinait déjà à supporter mon poids.
Mais je fus rattraper avant d’être capable de m’éloigner de plus de dix kilomètres du château.
Et cette fuite me coûta mes ailes.
Par cet acte, Gualterio se débarrassa de mes attributs qu’il ne jugeait pas utile et qui me rendait beaucoup trop voyant. Il me prouva jusqu’à quel point sa cruauté pouvait aller. Je compris alors à quel point cet homme et moi pouvions être différent, là où je voyais en lui une créature vivante dotée de sentiments, d'émotions et d'une conscience, il ne voyait en moi qu'un objet ou un animal qu'il se devait de dresser pour en tirer le meilleur profit, reniant mon statut d'être vivant et pensant. Alors je n’eus pas d’autre choix que de plier la nuque devant lui afin de pouvoir survivre.
Parce que je ne pouvais que survivre et non pas vivre une telle existence.
Ton père
Si la fin de la guerre avait entraîné une blessure bien particulièrement à ce peuple si fier des îles Esmeralda, je ne pus que reconnaître qu’ils étaient capables de se remettre debout très rapidement et qu’ils s’adaptaient sans trop de problèmes à leur nouvelle situation. Avec la mise en place du traité de paix, les nations humaines purent progressivement mettre en place du commerce avec notre île et donc avec notre peuple, le minerai d’Ezer étant, bien entendu, la denrée la plus recherchée.
Gualterio profita de l’occasion pour récupérer une part du marché de sa nation, aidé progressivement par son fils Guilherme que j’aperçus bébé, puis bambin, enfant, adolescent et finalement adulte. Un homme qui ressemblait sensiblement à son père et qui continua à me traiter de la même façon que lui. Comme un animal qu’il fallait continuellement dresser.
Et pour cause, les années d’asservissement avaient beau s’enchaîner, je n’oubliais pas d’où je venais, ma mère et ma famille me manquaient énormément et je continuais à prier Kage tous les soirs de me laisser l’occasion de m’enfuir.
J’avais bien essayé de me glisser dans un navire, de fausser compagnie à mes bourreaux en prenant le chemin des terres, mais les occasions étaient très rares et leur vengeance était toujours des plus douloureuses.
Pourtant, il m’arrivait toujours de m’opposer à eux, notamment lorsque Gualterio mourut et que Guilherme débuta un commerce nouveau : le commerce d’Inexistants.
Mon travail se résumait jusqu’à ce moment à trouver, désigner et forcer les matelots ou les commandants malhonnêtes à se dénoncer pour les marchandises qu’ils avaient caché, revendu et toute autre activité allant à l’encontre des profits de la famille Aznar. Un travail que je n’acceptais pas, mais que je faisais pour pouvoir survivre. Je dénonçais des hommes que l'on torturait et que l'on tuait par la suite, alors je m'en voulais à chaque fois d'avoir obéis et causer indirectement la mort de ces personnes. Mais, lorsqu’aux cales des navires s’ajoutèrent des vies humaines, des vies innocentes destinées à l’asservissement, je ne pus que m’opposer à cette nouvelle pratique bien incapable de considérer ces humains comme des marchandises comme les membres de la famille Aznar pouvaient le faire.
Gualterio avait bien éduqué son fils qui employa donc la même méthode que son père avec moi, usant encore et toujours de la force jusqu’à me faire plier la nuque et le dos.
Alors je me retrouvais à renier ces principes qui faisaient mon idéologie et ma manière de voir la vie, et malgré moi, je finis par les aider à trier les hommes, les femmes et même les enfants destinés à l’asservissement condamnant les plus faibles à une mort certaine.
A chaque vie ôtée par ma faute je sentais quelque chose s'éteindre en moi, j'en voulais à Kage de ne pas me permettre de m'enfuir de cet endroit malgré mes tentatives de moins en moins nombreuses. J'en voulais à mon peuple et à ma famille de ne pas avoir envoyé assez de monde à ma recherche à la fin de la guerre. J'en voulais au monde entier.
Beaucoup de sombres pensées et sentiments se sont développées en moi durant cette si longue période d'asservissement.
Toi
Et c'est alors que j'avais perdu tout espoir que tu es né.
La venue de ta mère avait légèrement contribuée à améliorer mon quotidien par une meilleure qualité de mes repas, me faisant penser qu'elle avait un peu plus de coeur que ton père.
Et puis je t'ai rencontré, je t'ai vu grandir et j'ai crains que Guilherme fasse de toi un fils “modèle” comme son père avait pu le faire avec lui. Mais tu me regardais différemment, pour la première fois un Aznar ne me voyait pas comme un animal mais comme l'ainoko que j'étais.
Tu m'as longtemps regardé de loin et j'ai fait de même.
Tu t'es méfié de moi, de ma sombre couleur de peau, de mes drôles de cheveux, mais j'ai répondu à tes regards curieux par quelques sourires espérant retrouver en toi plus de ta mère que de ton père. Peut être que toi, tu serais différent.
Et ça a été le cas. Tu m'as approché, tu suppliais ton père de cesser lorsque ses poings s’abattaient sur moi et tu n'avais pas peur de venir me rejoindre dans cette sombre tour qui me servait de prison. Tu venais m'offrir quelques gâteaux que tu avais fait toi-même, et même s'ils étaient pratiquement raté à chaque tentative, le goût un peu âcre qu'ils me laissaient en bouche me réchauffait un peu le coeur. Tu es venu me demandant de t'apprendre le Yamato et souvent tes efforts parfois infructueux parvenant à me tirer un sourire voir même un petit rire.
Sais-tu combien d'années j'ai passé sans rire avant de te rencontrer?
Bien entendu, tout n’était pas parfait. Loin de là.
Je ne comptais plus les fois où nous nous sommes disputés à cause des activités de ta famille. Ton père t’avait bien éduqué, les Inexistants n’étaient que de simples marchandises à tes yeux, des marchandises à valoriser au meilleur prix pour en tirer le plus de profit. Tu ne voyais pas les histoires brisées dans chaque visage, chaque regard de ces pauvres gens. Mais moi, qui n’était pourtant pas de la même espèce, je ne pouvais pas rester insensible face à une telle détresse, face à une telle injustice.
Ton intérêt me concernant ne s'arrêtait pas à nos conversations et à ton apprentissage du Yamato, et j’en eu la preuve concrète lorsque tu fus adolescent et que tu m’avouas tes sentiments entre le déchargement de deux marchandises.
Tu ne sais certainement pas à quel point ton aveu m’a chamboulé. Tu disais m’aimer, moi que ton grand-père et ton père considéraient comme un animal. Tu ne voyais peut-être pas comme un égal, après tout, tu acceptais le fait que je sois un esclave, mais tu me voyais comme un partenaire potentiel, comme une personne à part entière avec laquelle tu souhaitais construire quelque chose. J’ai refusé de te toucher pour m’assurer que tu disais la vérité, il me suffisait de plonger mon regard dans le tien.
Je n’ai pas accepté tout de suite. Dès le départ cette histoire ne sembla vouée à l’échec, nous n’étions pas de la même espèce, tu était libre, je ne l’étais pas. Et pourtant, j’avais toujours ce maigre espoir qui survivait au fond de moi, cette petite flamme qui n’avait toujours pas été soufflée. Tu étais trop jeune, je ne l’étais plus assez. J’espérais qu’il s’agissait juste un caprice de ta part, que c’était mon “exotisme” qui t’attirait en comparaison avec les jeunes du village. Mais comme souvent, lorsque tu avais une idée en tête, tu ne l’avais pas ailleurs. Tu as tenu bon.
Et j’ai craqué.
Aujourd’hui, alors que j’ai été capable de prendre un peu de recul par rapport à toute cette histoire, je m’interroge parfois. Serais-je tombé amoureux de toi aussi facilement dans d’autres conditions ?
Après plus de quarante années d’asservissement, j’avais pratiquement perdu tout espoir de retrouver un jour ma liberté. En me considérant plus ou moins comme en égal, en m’offrant ton amour, tu as réveillé en moi quelque chose qui dormait depuis trop longtemps. Tu m’as laissé croire que mon avenir pouvait s’améliorer.
Aujourd’hui, alors que je t’ai trahi, je peux te le dire. Je t’ai aimé sincèrement durant ces quelques années durant lesquelles nous avons eu une relation. Même si nous n’étions pas d’accord sur tout, sur le principal, tu m’as redonné l’envie de vivre, tu m’as sorti de la torpeur dans laquelle je m’étais plongé.
Mon coeur se mettait à battre toujours plus rapidement lorsque la nuit tombait et que je guettais tes pas dans les escaliers de ma prison. Mon ouïe se faisait parfois moins performante lorsque je me laissais distraire et que je te regardais parler avec quelques matelots. Ma vue se détournait parfois de la personne que je devais déstabiliser lorsque tu pénétrais dans la pièce où je me trouvais. Mes sens s’affutaient, mon corps se tendait imperceptiblement et je ne pouvais m’empêcher de me remémorer les délicieux instants passés ensemble la veille. Et même si les poings de ton père finissait parfois par s’écraser sur mon visage pour me ramener à l’instant présent, je ne pouvais empêcher de sentir monter en moins un désir malsain lorsque tu posais ensuite la main sur moi pour m’aider à me relever.
Mais paradoxalement, ce fut cet amour que tu me portas qui finit par entraîner la fin de notre relation.
Ce renouveau alla de paire avec la renaissance de mon espoir. Ce fol espoir qui m’animait alors que je priais encore Kage, lorsque je regardais les navires quittés tes pontons en direction de Migoto et lorsque mon regard se perdait au loin demandant silencieusement aux miens d’être encore un peu patient. Je me remémorais les souvenirs lointains de cette vie qui me manquait tant auprès des miens, les sourires et les mains douces de ma mère qui devait être ravagée par la perte de son fils unique.
Alors cet espoir se transforma progressivement en une obsession, maintenant que je possédais une nouvelle carte dans ma manche : toi, mon espoir avait une chance de devenir réalité. Alors progressivement, pour ne pas te braquer, je t’ai parlé de mon désir de retrouver les miens et cette terre sur laquelle nous pourrions vivre notre amour au grand jour.
Aujourd’hui, je peux bien te l’avouer.
Je désirais tellement retrouver les miens et ma liberté que j’ai volontairement fait fie des risques.
Je savais que mon plan était bancal, qu’il allait être difficile pour moi de préparer ta venue sur Migoto, qu’il serait difficile de t’obtenir un visa tout en mentant aux grandes familles de l’île pour épargner ta famille.
Aujourd’hui, je peux bien te l’avouer.
Mon désir de liberté était certainement plus fort que notre amour.
Les miens
Tu as finalement cédé, tu as cru en mes paroles et tu m’as aidé à m’enfuir. Tu as payé l’un de ces hommes qui assurait le transport puis la vente des Inexistants de ta nation jusqu’à la mienne. Je t’ai embrassé sans vraiment me rendre compte qu’il s’agissait peut-être de la dernière fois, je n’étais déjà plus avec toi. J’étais là-bas.
C’est dans les cales de son navire, entre des hommes et des femmes destinés à un avenir noir, que je me suis senti renaître. J’avais perdu beaucoup de choses durant ces quarante cinq années, ça allait être particulièrement difficile de reprendre ma vie sur Migoto après une si longue absence. Je n’étais pas certain d’être capable de retrouver mes repères, de m’adapter à nouveau à cette vie qui m’avait été retiré. Mais mes inquiétudes faisaient bien pâle figure face à ma soif de liberté, bien trop longtemps contenue.
Je suis arrivé à bon port et j’ai retrouvé les miens. Ou presque.
Après près de quarante cinq ans d’absence, Migoto avait … évoluée, la vie n’était plus forcément la même. Beaucoup de choses avaient changées, j’avais trop traîné … et je n’ai pas pu dire au revoir à ma mère que le chagrin avait fini par emporter quelques mois auparavant. La maladie avait profité de sa lassitude, de cet espoir qui avait fini par s’éteindre.
Alors c’est dans une colère que je ne me connais pas que je me suis mis. J’avais tant de regrets, tant de tristesse accumulées en moi, que tout cet amas de sombres émotions s’est mué en une haine farouche qui a guidé mes pas jusqu’au conseil des puissants de notre ville.
Le retour du fils des Hikyaku n’était pas passé inaperçu après de si longues années d’absence et les Kaijuu seraient venus me demander des comptes si je n’avais pas pris les devants.
J’aurais pu feindre une amnésie, inventé n’importe quelle histoire pour te protéger toi et ta famille.
Mais le choc avait été trop brutal, je devais faire mon deuil, j’allais reprendre les rênes de cette famille que je n’avais pas vu depuis si longtemps et j’en voulais tellement à ta famille de m’avoir privé de tant de choses.
J’en voulais tant à ton grand-père et à ton père de m’avoir fait vivre un tel enfer et même si tu étais différent, si j’avais été capable de tomber amoureux de toi, je savais qu’en te protégeant je cautionnais indirectement les actes de ta famille. J’acceptais le fait que des hommes, des femmes et des enfants allaient continuer à être arrachés de leurs familles pour être vendu sur le marché noir de Migoto. Je ne pouvais pas cautionner un tel acte plus longtemps, une colère bien plus intense que ce que je pouvais imaginer sommeillait en moi et m’a délié la langue avec une facilité qui me fait encore peur aujourd’hui. Cette haine si farouche a occulté le fait que je t’aimais et j’ai tout raconté.
Je ne pensais pas qu’une si intense envie de vengeance pouvait sommeiller en moi.
Et pourtant, j’ai dénoncé ta famille.
Je t’ai dénoncé auprès des puissances familles de Migoto qui ont immédiatement fait pression sur le gouverneur des îles d’Esmeralda pour que vous soyez mis aux arrêts.
Un peu follement, j’ai espéré que tout se passerait bien. Que vous vous plierez à la justice de votre nation, que vous serez condamné à l’asservissement à votre tour. J’aurais pu m’arranger pour que ta mère et ton frère soient placés dans une famille respectable qui les traiteraient convenablement. J’aurais pris sur moi pour me retenir de commanditer le meurtre de ton père.
Et je t’aurais racheté respectant d’une certaine manière ma promesse. Je n’aurais pas attendu longtemps pour te rendre ta liberté.
Après tout, ne s’agissait(il pas d’un juste retour des choses ?
Mais rien ne se déroula comme je l’avais souhaité et imaginé.
Ton père a péri avec compagnie de plusieurs autres corps dans l’incendie de votre château.
Je n’ai jamais voulu croire en ta mort, il n’y avait pas de preuves et je me rassurais certainement en pensant de cette façon m’empêchant de devenir fou en imaginant être la cause de ta mort.
Quant à moi, après quelques mois de transition, j’ai pris la succession de ma mère en tant que chef de ma famille les Hikyaku. J’ai repris peu à peu mes repères dans ce Migoto qui avait bien évolué, j’ai repris contact avec les familles importantes de l’île reprenant le flambeau de ma mère.
Cela fait quatre ans que j’ai de nouvelles responsabilités, une famille à diriger et à faire vivre en prenant les bonnes décisions. Des liens à tisser et à conserver avec les puissants de notre société, une activité de messager à superviser, des informations à récupérer, à synthétiser et à restituer à ceux qui les ont demandé.
Le changement a été radical et même si je pense à toi tous les jours, même s’il m’arrive de me sentir en colère en apercevant un navire des îles d’Esmeralda, je ne peux pas me permettre d’avoir des regrets.
Je suis enfin libre.
Même si notre amour a été un lourd tribu à payer.
Je sais que je finirais un jour par te revoir, je le sens, j’en ai la certitude.
Mais je ne sais pas alors quel accueil tu me réserveras.